Allocution de Jean Rime pour le vernissage de l’exposition Sarine – Saane de Janet et Bernard Bailly
- Bernard Bailly, Grands paysages alpins
- 30 mars 2023
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Dernière mise à jour : 23 avr.
Musée d’art et d’histoire de Fribourg, 30 mars 2023
Monsieur le Chef de service,
Monsieur le Directeur,
Monsieur le Commissaire,
Mesdames, Messieurs,
et, surtout, chers Janet et Bernard Bailly,
Je ne suis pas spécialiste de peinture fribourgeoise, je ne suis pas critique d’art, ni historien de l’art, ni même historien tout court (sinon de la littérature). Je n’ai donc de légitimité pour introduire cette magnifique exposition que celle de l’honneur que vous m’avez fait, chers Bernard et Janet Bailly, en me conviant ce soir, et celle de votre amitié. Et encore ! puisque nous nous sommes rencontrés il y a à peine quelques semaines – voire quelques jours en ce qui concerne Janet – et que vous avez donc pris le risque inconsidéré de m’inviter sans me connaître et, plus grave, sans que je vous connaisse.
Permettez-moi donc quelques mots personnels qui raconteront à votre auditoire les coulisses insolites de cette allocution. Lorsque Bernard Bailly m’a écrit, le 12 janvier dernier, j’ai décliné sa sollicitation. D’abord, et principalement, en raison d’une incertitude d’agenda. Mais aussi, je puis maintenant vous l’avouer, parce que je n’ai pas compris pourquoi moi. J’avais bien eu, l’automne dernier, quelques rapides échanges d’e-mails avec Janet Bailly pour la reproduction de deux œuvres avec lesquelles je souhaitais illustrer un texte sur le château et le lac de Montsalvens ; quant à Bernard, j’avais été vivement intéressé par sa recherche obstinée des sites peints par Hodler. Vos noms et votre travail ne m’étaient donc pas inconnus, mais de là à introduire votre exposition au Musée d’art et d’histoire de Fribourg... Il y avait, manifestement, erreur de casting.
J’ai donc fini par vous répondre que je renonçais. Mais – heureux hasard de la synchronicité ! – quelques minutes plus tard, avant que vous ayez eu le temps de lire mon message, vous me relanciez par téléphone, et j’ai enfin compris. Vous m’avez expliqué, Bernard, que, dans le cadre de votre résidence au Musée, vous aviez souhaité, comme vous l’aviez déjà fait avec Hodler, Calame et d’autres artistes du XIXe, revisiter L’Arbre de Courbet, l’un de vos peintres de prédilection ; L’Arbre, une œuvre conservée ici même, ayant appartenu à la sculptrice Marcello et représentant ce motif des branchages noueux auquel vous êtes particulièrement attaché. Vous pouviez ainsi, conformément à votre démarche artistique, mêler la « peinture d’après nature » et la « peinture d’après peinture ». C’est alors que M. Gasser vous a signalé les recherches que j’avais entreprises sur les liens du peintre d’Ornans avec la ville et le canton de Fribourg, dans le cadre d’un livre qui aurait dû paraître à l’automne dernier déjà.
Non seulement cette première conversation m’a fait changer d’avis, mais elle m’a instantanément poussé à vous retourner en quelque sorte l’invitation – et vous avez, vous, accepté tout de suite ! Finalement bienvenu, le report de ma publication au début mai me permettait d’y ajouter in extremis plusieurs pages sur votre Arbre d’après Courbet, et de combler en une conclusion d’une actualité absolument inespérée, un blanc historique criant dans mon ouvrage. En effet, quoique celui-ci détaille par le menu les controverses suscitées dans les journaux par les allées et venues de l’encombrant communard dans un contexte politiquement explosif ; quoique j’aie ensuite retracé comment des œuvres de Courbet, authentiques ou contestées, ont intégré les collections cantonales (dont celle du Musée d’art et d’histoire), il demeure qu’en l’état des connaissances Courbet n’aurait jamais représenté Fribourg... Votre tableau, Bernard, venait en quelque sorte accomplir ce que votre illustre prédécesseur n’avait pas fait : si l’arbre peint par Courbet n’était pas fribourgeois ou l’était devenu après-coup par translation physique de la toile, le vôtre pourrait très bien, lui, s’enraciner dans la forêt sarinoise, prouvant, à rebours d’une célèbre formule de Michel Thévoz, que l’art suisse existe bel et bien, mais précisément en ce qu’il se fabrique au carrefour des influences et en jouant à la fois sur l’évidence de sujets locaux et sur l’empreinte d’une histoire de l’art transfrontalière – en l’occurrence la peinture de paysage de l’école genevoise que vous affectionnez, puisant elle-même auprès d’artistes comme Courbet. Un art suisse au carré en somme, accordant les paysages à la tradition artistique, et devenu vraiment lui-même par l’accueil, ou l’« innutrition », de ce qui lui était a priori extérieur.
Cette variation sur L’Arbre, réalisée ces dernières semaines dans le cadre de votre résidence d’artiste, n’est pas présentée dans le beau parcours inauguré ce soir ; le public la trouvera, ainsi que les étapes nombreuses qui ont mené à sa réalisation, dans ce livre Monsieur Courbet déboulonne Fribourg ou sur les réseaux sociaux de l’artiste. Mais cet exercice passionné de « copie » ou de « réinterprétation » (ce sont vos mots) s’imprime bien au-delà de l’inspiration explicite de Courbet pour ce projet précis, et vient irriguer tout votre travail, ainsi que celui de votre épouse.
Janet, vous avez confié lors de la visite de presse mardi dernier, votre léger regret que les critères de la sélection ayant présidé à cet accrochage aient écarté de ces « bords que baigne la Sarine » les Fribourgeois au « cœur » desquels ils sont si « chers », quand pourtant vous-mêmes les rencontriez en nombre lors de vos séances de travail sur le motif : « Il y a ici de l’humain partout ! », disiez-vous. Rassurez-vous : de l’humain, de l’humanité, votre exposition en est traversée. Pas seulement par les traces d’infrastructures – ponts et autres reliques d’industries – qui redessinent le paysage naturel, pas seulement par les portraits fascinants de l’une par l’autre qui tendent à fusionner l’artiste et son environnement, sublimant l’expérience vécue du chevalet glissant dans le terrain meuble et humide du lit de la rivière... Cette humanité, elle transparaît surtout par la singularité de votre regard qui vous permet de réinventer, à travers vos styles respectifs ou les cadrages que vous choisissez, les paysages que vous peignez et d’y insuffler vos sensations, vos sentiments aussi bien que vos réflexions plus intellectualisées. Ce n’est pas « la Sarine », c’est la Sarine vue et habitée par Janet et Bernard Bailly.
« Puisque réalisme il y a », soupirait, railleur, Baudelaire dans un projet d’article consacré notamment à Courbet. L’écrivain dénonçait par là, dans les années qui suivaient l’invention du procédé photographique, la vacuité d’une conception de l’art comme reproduction exacte de la réalité jusque dans ses bassesses et ses défauts (ou du moins le fait d’ériger en doctrine cette idée-là). Courbet, du reste, ne représente jamais la nature telle qu’elle est : il la recompose, il la transfigure, il en restitue ou en filtre l’énergie matérielle par la couleur ou par la touche. Chez lui, trait d’union entre romantisme et impressionnisme, le paysage se métamorphose en un « espace pictural » dans lequel il s’engage corporellement, par la vue autant que par le toucher. De même, chers artistes, si votre itinéraire conjoint au fil de la Sarine dévoile certes fidèlement des sites aisément identifiables, l’essentiel n’est pas là. Il faut s’approcher des tableaux, expliquez-vous, pour que s’y révèlent, tantôt par des tons subtils tantôt par des lignes franches, la roche solide ou la molasse friable, l’eau ondoyante, la végétation recréées par votre art, votre perception et votre sensibilité – vos deux sensibilités, vos deux tempéraments.
À ce titre, votre peinture procède assurément, comme vous aimez à le dire, d’un « circuit court » : circuit court entre le lieu d’exécution et le lieu d’exposition, et plus encore circuit court entre l’émotion ressentie et celle immédiatement transposée sur la toile. C’est là, et non dans le refoulement de l’idéalisme, que réside un réalisme véritable, comme le soutenait Baudelaire dans l’esquisse d’article que j’évoquais tout à l’heure. Je cite : « Tout bon poète [on peut élargir : tout bon artiste] fut toujours réaliste. Équation entre l’impression et l’expression. Sincérité. »
Il n’en demeure pas moins que ce circuit court de la création, ce réalisme de la sincérité qui vous anime s’adosse à un circuit long, à un travail inlassable, à un compagnonnage patient avec les artistes du passé. Comme le son pour éclore exige une caisse de résonance, votre œil voit la Sarine informée par l’art, l’inscrit dans un « sillage » qu’il renouvelle. Pour filer la métaphore fluviale, disons que votre vision originale s’abreuve des alluvions de l’histoire des représentations.Courbet n’a peut-être pas peint la Sarine, mais lui, et tant d’autres, survivent à travers chacun des arbres, chacune des pierres, chacune des gouttes d’eau que vous peignez. Oui, votre Sarine, aussi sauvage, personnelle et intime soit-elle, et paradoxalement pour pouvoir atteindre à cette liberté même, bruisse d’échos. Baudelaire, encore, dans des vers fameux des Fleurs du mal : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers. »
Votre Sarine est bien peuplée d’humain, généreuse, et dès lors ouverte aux rencontres inattendues comme l’a été la nôtre. Je vous remercie de cette belle leçon d’art et d’humanité, et souhaite à votre exposition un plein succès jalonné de beaucoup de nouvelles rencontres inattendues.
Jean Rime
30 mars 2023