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DEUX PEINTRES FRIBOURGEOIS - JANET ET BERNARD BAILLY - SE SONT LANCES SUR LES PAS DE FERDINAND HODLER, réd: Christophe Dutoit

  • Photo du rédacteur: Bernard Bailly, Grands paysages alpins
    Bernard Bailly, Grands paysages alpins
  • 4 juil. 2020
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 avr.

Ferdinand Hodler a peint Tremetta (Teysachaux) en août 1885, une huile sur toile de 38 x 46 cm. Vendu aux enchères en 2001, ce tableau n'a plus été montré en public depuis 135 ans et se trouve actuellement dans une collection privée.


Deux peintres fribourgeois – Janet et Bernard Bailly – se sont lancés sur les pas de Ferdinand Hodler. Son passage en Gruyère en août 1885 n'est pas très connu, mais marquant à plusieurs titres.


Reportage au Gros-Plané avec Robert Cottet, vif connaisseur de cette histoire.


PEINTURE.  Tout commence le 24 mai dernier. Bernard Bailly partage sur Facebook une toile de Ferdinand Hodler peinte en août 1885. En commentaire, il remarque que le tableau est intitulé  Tremetta , mais qu'il représente le sommet de  Teysachaux . Intrigué autant par cette confusion dans le titre que par le passage – méconnu à mes yeux – du peintre en Gruyère, je jette un œil sur le portail cartographique. En effet, il s'avère que le sommet est bien connu Teysachaux jusqu'en 1889, mais qu'il prend étrangement le patronyme de l'alpage de Tremetta (avec ou sans son z final) entre 1890 et 1910…


La trouvaille est suffisamment croquignole pour poster une réponse au peintre installé à Tinterin. Le dialogue est activé. Grâce à Google Earth, on parvient à identifier le point de vue d'où Hodler a peint sa toile, à quelques mètres en contrebas du Gros-Plané. Un troisième intervenant entre alors dans la discussion. Derrière son pseudonyme, Hodler Spot publie la reproduction du  Promeneur , avec cette légende mystérieuse : « Un historien trop genevois a nommé ce tableau  Der Wanderer (Le promeneur ou le vagabond) au Salève ! Depuis, il a été mieux localisé…» Le soir même, il dépose une troisième œuvre, un taureau musculeux devant un chalet d'alpage rougeoyant.Deux semaines plus tard, Bernard Bailly partage à son tour sur les réseaux sa propre version de  Teysachaux . C'est décidé, on veut en avoir le cœur net.


Rendez-vous est pris mardi dernier au Gros-Plané. Après plusieurs semaines de météo maussade, le soleil s'est enfin rappelé au bon souvenir des randonneurs. Sous la terrasse de la buvette, Janet et Bernard Bailly ont installé leur chevalet. Robert Cottet est également de la partie, lui qui administre Hodler Spot. Ancien élève des Beaux-Arts de Lausanne, il est un doyen retraité de l'Ecole d'arts appliqués de Vevey.


Le trio engage le dialogue. «Hodler s'est sûrement installé plus en contrebas, en direction du Cheval brûlé, explique Robert Cottet, qui a identifié le site il y a plusieurs années déjà. De ce point de vue-là, l'arête orientale de Teysachaux est bien dégagée.» Un propos corroboré par Bernard Bailly. « J'ai peint mon premier tableau depuis plus bas, avec des traces de tracteurs au premier plan, raconte l'ancien professeur d'arts visuels, retraité de Saint-Michel. Je suis également allé voir depuis le petit monticule en direction de La Cuvigne.»Le repérage n'est pas aisé car, en 135 ans, la forêt a gagné du terrain et le chalet Au Mormotey Dessous, bien visible sur le tableau de Hodler, a disparu dans les années 1930. «Je suis surpris par l'exactitude de son observation depuis une seule perspective. Pour mes grands tableaux,


"En trois heures"

Sous son chapeau de paille, Janet Bailly pose des jaunes pour donner vie à la barre rocheuse baignée dans ce soleil de fin de journée. «En trois heures, je mets en place tous les éléments qui me permettent de continuer à peindre à l'atelier, explique cette ancienne enseignante d'anglais, elle aussi à Saint-Michel. Comme Monet, je trouve que la lumière change si vite !» Et part dans un éclat de rire avec son accent  si charmant . «Avec Bernard, nos styles sont de moins en moins similaires: lui, il cerne et moi, je lisse.» Tous deux font partie de la Guilde suisse des peintres de montagne et prennent plaisir à peindre depuis les mêmes sites que les grands maîtres.Ils sont allés à Ornans, patrie de Courbet, mais aussi à Rosenlaui ou dans le Gantrisch, déjà sur les pas de Ferdinand Hodler. « On fait du Bailly, pas de la copie, expliquent-ils. On n'a pas besoin de se pousser pour développer nos styles personnels. Aller sur ces lieux nous donne une motivation supplémentaire. Cet été, nous ferions en vacances dans la région de Honfleur et d'Etretat.»


Hodler justement : Robert Cottet le découvre pendant ses études, en 1975, lors d'une exposition à Berne. «En 2003, je suis tombé sur la petite reproduction de  Tremetta (Teysachaux)  dans le catalogue de l'exposition au musée Rath. Selon l'historien de l'art Jura Brüschweiler, ce tableau serait le tout premier où Hodler isole complètement une montagne, comme il le répètera souvent par la suite. Plus tard, j'ai décidé de créer la page Hodler Spot, car beaucoup de randonneurs passent par le Gros-Plané et je me disais qu'ils pourraient géolocaliser l'endroit et, par exemple, voir en même temps la peinture sur leur portable . C'était avant que je ne me rende compte qu'il n'y a pas de réseau ici…»


"L'exactitude comptes"

Le dialogue reprend entre les trois. «Je trouve que Hodler est très rigoureux et très précis. Est-ce possible qu'il ait "décalqué" le paysage à l'aide d'une plaque de verre tenue à bout de bras ? » lance Bernard Bailly. « En effet, le peintre est très attentif au travail sur la ligne, le contour et la forme. Pour lui, l'exactitude compte.» « Au contraire de Calame, qui n'hésitait pas à reconstruire ses paysages », répond Bernard Bailly. « Sur le terrain, les peintres romantiques du XIXe siècle avaient de toute façon tendance à exagérer la dangerosité des pentes, poursuit Janet Bailly. Il fallait du précipice !»


Zone reboisée

La discussion dérive vers  Le promeneur . « Peut-on se rendre sur les lieux ? » demande Janet Bailly. « La zone s'est reboisée vers le Petit-Plané depuis le passage de Hodler, rétorque Robert Cottet. Avec Google Earth, j'ai réussi à retrouver le point de vue exact, en ajustant la perspective avec la silhouette des montagnes à l'arrière-plan, les Dents de Broc, du Chamois et du Bourgo.»


Notre brin de causette aurait pu durer toute la soirée. Sur la justesse des ombres « bleutées » de  Tremetta (Teysachaux) , sur la vitesse avec laquelle Hodler peignait sur le motif, sur cette esquisse signée FH, mais certainement réalisée d'une autre main.


Retour à la rédaction. Qui pourrait me confirmer tout ce qui a été dit la veille ? J'appelle Philippe Clerc, l'historien de l'art qui a récemment monté l'exposition Oswald Pilloud au Musée gruérien. «Ferdinand Hodler était entouré d'un cercle d'érudits. Il faudra vérifier qui sont les propriétaires du Gros-Plané à cette époque. Par exemple, je sais que le pharmacien Barras a été invité des artistes dans son chalet d'alpage et que beaucoup de tableaux y ont été produits. Je prends soin de mes archives et je vous rappelle.»


Cinq minutes plus tard, bingo ! « Il me semblait bien que ça me disait quelque chose ! » exulte Philippe Clerc, qui commence au bout du fil la lecture de la lettre inédite de Ferdinand Hodler à son ami Marc Odier, datée du 17 août 1885. « Mon vieux, me voilà 4 jours à la nourriture du Grand Plané, disons Petit Plané , car je suis logé seulement au Grand Plané […] J'occupe au Grand Hôtel Planey la même salle que jadis occupèrent trois seigneurs, à en juger d'après leurs portraits, des messieurs très distingués. Ce sont un peintre, un marchand de souricières, puis un pauvre poète.Des vers inscrits au bas de leurs portraits manifestent de la joie que prouve le séjour au Moléson […] Allons mon bon, décide-toi, dégage tes membres, une autre couche d'air à 2004 mètres d'élévation te rend le jugement du beau, du grand et tu traites même les canapés crémeuses.» Surtout, le peintre avoue qu'il emploie son temps à dessiner, à peindre de son mieux. «Je ne peux descendre maintenant et laisser mes peintures inachevées», écrit-il le lendemain, tout en pressant à son ami de «demander [à la papeterie] Brachard une bouteille d'huile d'œillet [et] un tube de jaune de Naples clair, au plus tôt s'il te plaît.»


Certes connue des spécialistes, mais toujours inédite, cette lettre fait partie du projet de publication de la correspondance complète de Ferdinand Hodler, à paraître en 2021 sous l'égide des Archives Jura Brüschweiler, confirmé son directeur Niklaus Manuel Güdel, qui nous a transmis gracieusement sa reproduction.


Vendu aux enchères en 2001 à Zurich,  Tremetta (Teysachaux)  n'a plus été depuis décembre 1885, peut-être sous l'intitulé  Pâturages du Moléson (lire ci-dessous) . Quant au  Promeneur , toujours en mains privées, il n'a plus été vu en public depuis 1950. Alors que Janet et Bernard Bailly dévoileront leurs œuvres à la galerie de la Cathédrale dès la fin août à Fribourg, on se réjouit à l'idée qu'un jour peut-être la production artistique de Ferdinand Hodler au Gros-Plan pourrait être enfin réunie et montrée au public, sous un même toit. CD


Ferdinand Hodler (1853-1918)

Fils de charpentier, Ferdinand Hodler passe son adolescence à Berne, où sa famille est décimée par la tuberculose. A l'âge de 18 ans, il se rend à pied à Genève pour copier les œuvres d'Alexandre Calame. Au bout du lac, il suit l'enseignement de Barthélemy Menn et montre ses premières œuvres en 1874, d'emblée très appréciées. Ambitieux, sensible, avide de reconnaissance, il peint avec acharnement les paysages de l'Oberland bernois et du Léman. Mais il exécute aussi des fresques murales symbolistes et consacre de nombreuses toiles à son aimée Valentine Godé-Darel, notamment un portrait sur son lit de mort exposé à la Fondation Beyeler, à Bâle.


Dès 1896, Ferdinand Hodler enseigne à l'Ecole des arts et métiers de Fribourg et influence durablement plusieurs de ses élèves, à commencer par Hiram Brülhart, Raymond Buchs et Oswald Pilloud. On lui connaît aujourd'hui 1716 tableaux et plus de 10 000 dessins, en partie répertoriés sur le site  www.ferdinand-hodler.ch .  CD

 

Le taureau original du Petit-Plané

En plus de Tremetta (Teysachaux) et du Promeneur, on connaît un troisième tableau de la main de Ferdinand Hodler durant son séjour au Moléson : Taureau de Fribourg en paysage alpin. Dans sa notice, le catalogue raisonné fait prudemment allusion au Gros-Plané. «D'après la typologie du chalet, il pourrait plutôt s'agir du Petit-Plané, pense Robert Cottet. Mais ce tableau garde encore bien des secrets.»


En décembre 1885, cette huile a certainement été exposée au Cercle des Beaux-Arts de Genève, comme en témoigne ce compte rendu du  Journal de Genève . « A propos du Moléson, disons tout le bien qu'elles ont signifié des deux études de "taureau" faites dans ce joli et pittoresque pays de Gruyère. »


«Son petit format (12,5 x 17,5 cm) et l'utilisation d'un carton comme support plaident pour une étude réalisée sur place», commente le catalogue raisonné. Une chose est sûre : ce massif taureau gruérien sert de "matrice" originale à une dizaine d'autres tableaux. Toujours en 1885, Hodler reprend ce motif à cinq reprises, devant la Jungfrau ou sur une prairie indéterminée (le Musée d'art et d'histoire de Fribourg en possède une très belle version). Trois ans plus tard, on le retrouve, avec exactement la même morphologie et la même robe, sur les six versions des  Lac de Thoune et lac de Brienz avec le taureau de Fribourg . «Une répétition à des fins commerciales», selon l'historien de l'art Jura Brüschweiler, spécialiste de Ferdinand Hodler. 

 

L'armailli de la boîte à bonbons

Le Musée gruérien possède «plusieurs petits tableaux de grands maîtres», comme le dit son conservateur Christophe Mauron, sous forme de boutade. Dans une vitrine, l'institution bulloise montre Un armailli, une petite huile peinte sur le couvercle d'une boîte à bonbons attribuée à Ferdinand Hodler. « D'une exécution certainement très rapide et d'une extrême dureté de facture et de couleur », selon sa notice de vente, cette œuvre non signée porte dans son dos une dédicace et une note qui fournit des renseignements précis sur la date et le lieu de son exécution : le 3 juillet 1895, chez Jean Maire, l'un des amis du peintre. En voici la retranscription :


« Un jour de dèche noire, Hodler. Sur le fond d'une boîte de bonbons, Peter Cailler

0

fête chez moi

d'où l'on a vu les degrés de foule.

Ce croquis d'Armailli (…)

de dessin que j'ais fait le matin même.

Ce matin 3 juillet 1895…

Quelqu'un en cadeau à l'apprenti

qui a grandi – juin 1907.»


Ce qui ne lève pas l'entier du mystère autour de cette œuvre « potache », absente du catalogue raisonné. CD


LA GRUYERE

Samedi 4 juillet 2020

Christophe Dutoit

 

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